Tindaro

Tindaro, 63 ans, de nationalité suisse

La première fois que je rencontre Tindaro, il est sur son lieu de travail, à l’association Pro-Jet à Nyon : il encadre des JAD – jeunes adultes en difficulté entre 18 et 25 ans – inscrits à l’aide sociale pour les aider à prendre confiance en eux sur le marché du travail. à un moment, il m’explique qu’il a lui-même été inscrit à l’aide sociale il y a quelques années. Je lui demande alors s’il est d’accord de participer à ce projet, sachant que son témoignage propose un double regard : non seulement Tindaro a traversé les péripéties du RI, mais il possède aussi une expérience en tant que coach avec des jeunes en difficulté.

J’ai fait l’école primaire, puis le collège à Vevey. Ensuite j’ai suivi l’école de commerce de Lausanne, j’en suis sorti avec une maturité à 18 ans, puis j’ai fait HEC à l’Université de Lausanne. J’ai travaillé pendant à peu près vingt-cinq ans, d’abord comme comptable, puis en tant qu’administrateur dans une grande entreprise du milieu médical qui comptait sept pharmacies. Un beau matin de printemps, je me suis aperçu que le patron avait vendu le groupe. C’est vrai que j’ai été surpris par les événements, mais tout compte fait, j’étais assez heureux que les choses se déroulent ainsi. Je commençais un peu à en avoir assez de mon métier.

Tindaro pratique en parallèle le karaté, le tai-chi et la sophrologie. Il donne des cours et se découvre une âme de coach. À 48 ans, se retrouvant au chômage, il explique son envie de reconversion, mais l’ORP refuse d’entrer en matière. Il parvient par ses propres moyens à se faire engager dans une entreprise qui ouvre alors un secteur de team building*. Il prend des cours de programmation neurolinguistique, de coaching, de management, entre autres choses. À Nyon, il commence à coacher des jeunes qui souhaitent devenir employés de commerce, puis crée une association avec des amis pour accompagner les jeunes incarcérés à la prison de la Clairière à Genève. Il exerce pendant plus de dix ans au sein de cette association, mais en raison de problèmes de subventions, celle-ci se dissout. Tindaro se retrouve à l’aide sociale.

Dans l’association qu’on avait à Genève, il y avait des problèmes de liquidités. J’ai dû faire des périodes de chômage tout en continuant à travailler dans le milieu. Je me suis retrouvé à l’aide sociale parce que le chômage considérait ma situation comme peu claire. J’avais 60 ans. J’ai fait la queue avec mon dossier rempli de papiers à fournir – il en manquait toujours un d’ailleurs, c’est incroyable à quel point la paperasse administrative peut démolir les gens dans leur moral ! – et quand finalement tous les formulaires ont été remplis, l’assistante sociale m’a dit : « écoutez, on ne va pas trop insister parce que déjà qu’on a du mal à replacer les gens de 45 ans, alors à 60 ans… » Sur quoi je lui ai répondu que je ne comptais certainement pas rester au social parce qu’avec ce qu’on reçoit, on n’a rien. On est prisonnier. Je comptais bien retrouver quelque chose rapidement, j’ai un réseau. Et effectivement, après quelque temps, j’ai rencontré le directeur de l’association Pro-Jet. Il m’a exposé la situation des jeunes ici, il a voulu savoir comment moi je m’en occuperais. J’ai parlé pendant trois minutes, il m’a engagé immédiatement. Quand j’ai montré mon contrat, mon assistante sociale n’en croyait pas ses yeux. En tout, je suis resté environ huit mois au social. J’ai de la chance, je peux au moins terminer dignement.

Depuis un peu plus de trois ans, Tindaro accompagne ainsi des jeunes inscrits à l’aide sociale. Ceux-ci ont souvent des parcours extrêmement chaotiques, un environnement familial bancal, ils ont connu des échecs scolaires et professionnels à répétition.

Plusieurs d’entre eux ont commencé un apprentissage qu’ils ont pris par défaut et qui s’est arrêté rapidement. Cette interruption est souvent due au manque de respect que ces jeunes ont envers leur patron, ils répondent du tac au tac et doivent prendre la porte. Beaucoup de jeunes ont développé un sentiment d’exclusion. Ils ne sont pourtant pas exclus. C’est une blessure intérieure dont on ignore les méfaits. Ça doit être d’autant plus difficile quand on est jeune car on se sent totalement rejeté et on ne sait plus par quel bout commencer pour réussir quelque chose.

Je les suis en moyenne pendant six mois. Je peux les accompagner dans leurs entretiens avec un patron. J’appelle des entreprises pour leur demander si elles ont des possibilités de stage, les prévenir qu’elles vont recevoir des postulations et je facilite ainsi la tâche aux jeunes. Il m’arrive, de manière de plus en plus fréquente, de faire venir leurs parents. Beaucoup d’entre eux se trouvent eux-mêmes au chômage ou à l’aide sociale. Ce qui signifie que dans l’environnement des JAD, il est difficile de modéliser la réussite. Quand ils n’arrivent pas à trouver une situation au-delà de six mois, c’est qu’il y a vraiment une résistance. Certains ont besoin d’un milieu protégé, de trouver un endroit où ils peuvent réapprendre à vivre. Il y a des cas vraiment terribles. Une des choses qui m’effraient le plus, c’est leur manque de sommeil. Ils s’endorment à 5 heures du matin. Ils arrivent à 8h30 et se bourrent de Red Bull. Je trouve ça très grave.

Un jour, un jeune m’a dit une chose intéressante : « Moi, j’ai tout sauf envie de travailler. Mon père a 35 ans, il est au chômage. Vous pensez que je vais me mettre au travail pour me retrouver au chômage quand je serai marié ? Alors je préfère ne rien faire tout de suite. » Il aime mieux vivre avec ce qu’il touche à l’aide sociale. Ça m’a beaucoup fait réfléchir et au fond, son système de croyances est cohérent. Mais j’ai tenté de lui expliquer que la voie que son papa avait poursuivie n’était pas la sienne. Et que s’il découvrait l’autonomie face à ce problème, il n’aurait pas le même chemin.

L’association qui accueille ces JAD, Pro-Jet à Nyon, dispose également d’un magasin de seconde main où ils mettent en pratique un certain nombre d’aptitudes.

Les jeunes peuvent s’ouvrir à diverses tâches comme la logistique, la vente, l’accueil d’un client, apprendre à lui parler, à le faire sourire, à le mettre à l’aise, à lui faire apprécier la marchandise, à la vendre, etc. Et puis il y a l’autre phase du travail où ils partent vider des appartements et évaluent si certains meubles sont susceptibles d’être vendus. Ils ajoutent ainsi des cordes à leur arc, acquièrent une expérience pratique et développent leurs compétences. J’ai eu des jeunes qui étaient arrivés complètement cassés, et qui, grâce à un suivi, au développement de toute une relation de savoir-être et de savoir-vivre, ont merveilleusement bien réussi. J’essaie de les pousser à ne pas prendre uniquement un travail alimentaire mais à faire ce qu’ils aiment.

Faire ce dont on a envie, et pas simplement une occupation alimentaire. Tindaro, qui a travaillé un quart de siècle dans le domaine de la gestion et de la comptabilité, regrette-t-il d’avoir passé ces années dans un milieu qui ne lui plaisait pas ?

À 18 ans, j’avais tout sauf envie de bosser. Quand je voyais mon père qui travaillait comme manœuvre aux Ateliers mécaniques, ma mère couturière, ils faisaient des activités alimentaires. Je les voyais rentrer fatigués, défaits. J’ai compris que quand on choisit un travail uniquement pour se nourrir, la vie va faire en sorte de mettre sur notre route une pierre qui nous fait quitter ce métier. Après mes études, bien sûr que j’ai eu des moments enrichissants par le travail. Mais je n’avais pas trouvé ma voie. Parfois je me sentais complètement à côté de la plaque quand j’exerçais le métier d’administrateur. Quand mon aventure s’est terminée dans le milieu médical, finalement j’étais drôlement heureux de pouvoir changer de voie. Aujourd’hui, je peux dire que j’aime énormément ce que je fais. Et ce que je fais, je l’ai aussi développé en observant les jeunes qui pratiquaient du sport avec moi. Combien de fois ai-je entendu des jeunes dire qu’ils n’y arriveraient jamais ! Moi-même, au départ, j’avais décidé de faire du karaté parce qu’à la récré on me cassait toujours la figure, j’étais le petit faiblard, le souffre-douleur. Avec le temps, je me suis ouvert au monde des arts martiaux en me disant que j’allais faire comme Bruce Lee et leur casser la gueule, à ces imbéciles. Plus j’avançais dans les arts martiaux, plus je me respectais moi-même et plus je respectais les autres. J’ai compris que le combat, ce n’était pas celui de la rue. C’est comme une danse, en fait. C’est vrai qu’on ne s’envoie pas des caresses, mais un moment de combat avec quelqu’un peut se transformer en une amitié durable qu’on développe ensemble.

Autour de moi, bien des gens se définissent par leur métier. Ils s’identifient à cette course à l’argent et ça provoque certainement un grand déséquilibre chez l’être humain. Je le vois autour de moi, au magasin : des gens de 40 ans se retrouvant au chômage. Ils ont perdu leur valeur. Chez les protestants calvinistes, on inscrivait autrefois sur les tombes : « Le travail fut sa vie. » À croire que le travail, c’est l’épanouissement de l’individu.

On essaie d’avertir les jeunes qu’on reçoit ici qu’un jour, peut-être, ils seront traités de cette manière mais avec tout ce qu’on leur aura appris, ils auront développé leur autonomie. Je leur enseigne aussi que dans une vie, ils changeront plusieurs fois de métier. Et qu’ils ne devraient pas en avoir peur, mais le considérer comme quelque chose de nouveau à acquérir.

Tindaro garde un espoir sans faille dans l’humanité. Son avenir semble plein de promesses encore.

Dans moins de deux ans, je serai à la retraite, mais je compte bien continuer. Dans mes cours de tai-chi, j’ai beaucoup de gens qui sont à la retraite et je leur apprends à apprécier le moment présent. En fait, je m’aperçois dans la vie que tout s’apprend. Il y a un peu plus de vingt ans, je suis parti en Chine et j’ai pratiqué le tai-chi avec une femme de plus de 95 ans. Elle avait une souplesse incroyable. Elle avait acquis cette souplesse parce qu’elle avait appris à s’aimer elle-même. Et Dieu sait si la vie en Chine est bien difficile pour certains. Mais il y avait une force de vie extraordinaire. C’est là que j’ai compris que la jeunesse, c’est quelque chose qu’on doit entretenir.

* L’objectif du team building est de renforcer la cohésion entre les membres d’une équipe de travail.

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