Nelly, 61 ans, de nationalité suisse
Nelly a un CV impressionnant. Elle suit un apprentissage d’infirmière en pédiatrie et hygiène maternelle à Bâle, enchaîne avec une formation en soins intensifs dans un service de néonatologie. Elle fait une pause dans le domaine médical pour travailler dans un hôtel à Leysin par envie d’être entourée « de gens vivants qui vont bien ». Elle est ensuite engagée à Terre des Hommes, à Massongex, puis retourne travailler dans un hôpital, constatant que le milieu lui manque malgré tout. Elle se marie, met au monde trois filles. Elle arrête alors de travailler un moment pour se consacrer à l’éducation de ses enfants, mais poursuit des activités bénévoles en parallèle. Une époque heureuse. Après neuf ans de cette vie, elle revient petit à petit dans le secteur médical en suivant notamment des cours de réinsertion à la Croix-Rouge, et trouve un emploi à temps partiel en pédiatrie. Après la séparation d’avec son mari, elle se voit contrainte de reprendre une activité à temps plein, ayant ses trois filles à charge. Elle est d’abord engagée dans un EMS, puis prodigue des soins à domicile pendant douze ans à La Tour-de-Peilz.
Le système était en train de changer, et après douze ans, j’avais envie d’autre chose. Je voulais réaliser un projet que j’avais déjà quand j’étais jeune: faire de la médecine humanitaire. Quand j’avais 25 ans, j’avais écrit au CICR, je pensais partir avec eux et puis j’ai rencontré mon mari. Alors, vers 58 ans, j’ai pris la décision d’arrêter le CMS et de tenter ma chance dans l’humanitaire. J’ai tout lâché en octobre 2013: mon appartement, ma voiture, mon travail. Et je suis partie, à quasiment 59 ans, pour ma première mission. J’ai adoré, c’était vraiment génial. Enfin rien n’est jamais parfait, mais j’ai trouvé un fonctionnement, une manière de travailler, et une équipe qui étaient tout simplement formidables. J’ai été envoyée en République centrafricaine d’abord, ensuite au Cameroun, à la frontière où arrivaient les réfugiés. C’était une découverte! C’est aussi du stress, ces missions. Ce n’est pas toujours facile à gérer, ça peut être lourd, dangereux, mais en même temps il n’y a pas cette pression qu’on a ici. J’ai fait trois missions, je suis rentrée début février 2015 et j’ai annoncé que j’étais à nouveau disponible à partir du 1er mai. Je rentrais d’une mission de six mois en Haïti, il me fallait un peu de temps ici pour me retrouver, pour tourner la page, pour me reposer. Mais je voulais repartir.
Nelly sait que lorsqu’elle n’est pas en mission, elle n’est pas couverte par un employeur. Sa décision a été prise en toute connaissance de cause. Elle y a longuement songé, mais se sachant en bonne santé, elle en a pris le risque. Malheureusement, un événement grave vient contrecarrer ses plans.
Au mois de mars, j’ai commencé à avoir des douleurs à la poitrine. Quand je suis allée consulter, on s’est rendu compte que j’avais un anévrisme de l’aorte ascendante de 7 centimètres: le temps de faire le scanner, j’étais déjà en urgence vitale. Ça a vraiment été un grand choc. Pour moi, pour mes filles, pour tout le monde. Subitement, vous vous rendez compte que votre vie tient à un fil et qu’elle peut, à chaque instant, vous lâcher. J’ai eu une opération, puis la réhabilitation. J’étais entre deux missions, donc sans employeur, puisque ce sont des contrats à durée déterminée. C’est une réalité dont j’étais consciente. J’ai passé six mois en arrêt maladie à 100 %, sans revenu, sans appartement. Alors je suis allée au service social. Avec tout ce qu’ils demandent comme paperasse, ils ont vu que j’avais quelques économies de ces six mois en Haïti et que je n’avais pas d’appartement à payer – je logeais chez ma fille –, ce qui fait qu’il me restait quand même quelques centaines de francs par mois. Alors ils m’ont dit: « Vous avez ces économies, il faut d’abord utiliser ça. Quand vous n’aurez plus que 4 000 francs, on entrera en matière. » Donc voilà, j’ai puisé dans mes économies, ça a été assez vite fait puisque ça n’était pas énorme. Ensuite j’y suis retournée. Ils m’ont aidée jusqu’à fin septembre, pendant trois mois. À partir du mois d’octobre, j’ai récupéré une capacité de travail à 50 %, ce qui fait que je suis allée m’inscrire au chômage. Là, ils ont fait les calculs et ils ont vu que je ne rassemblais pas les douze mois de cotisations sur les vingt-quatre derniers mois. Il me manquait dix jours. Évidemment, avec ces six mois d’arrêt! Donc je suis retournée aux services sociaux.
Les médecins lui avaient dit qu’après six mois, si elle se sentait bien, elle pourrait reprendre ses activités humanitaires. Voulant sortir du système social au plus vite, mais aussi pour voir si elle était encore capable d’aller sur le terrain, Nelly décide de repartir en mission pendant trois mois au Tchad, début novembre 2015.
Pour moi, c’était comme une délivrance de repartir. Mais c’était une mission difficile, on était souvent malades – pas rien que moi, mes collègues aussi – et on travaillait beaucoup. On n’avait congé que le dimanche, parfois seulement l’après-midi, moi je ne récupérais plus. Ça peut aller un mois, mais pas trois. Je me suis rendu compte que des missions comme cela, ça devenait trop difficile pour moi. Quand je suis rentrée, j’ai commencé par me soigner, ou plutôt j’ai fini de me soigner, et deux semaines après, je suis retournée au chômage. Et là, même paperasserie. Ils ont refait le calcul, et cette fois je n’y avais pas droit parce qu’il me manquait cinq jours! Donc retour aux services sociaux qui se sont rendu compte que j’avais un troisième pilier, et ont refusé d’entrer en matière: « Vous n’avez qu’à racheter votre troisième pilier et quand il n’y aura plus rien, vous revenez. » Alors voilà, c’est ce que j’ai fait depuis le 1er mai de cette année.
Pour trouver un appartement, Nelly se confronte à de grosses difficultés: sans employeur et sans revenu, cela s’avère presque impossible. Sa fille se porte pourtant garante, elle est même prête à prendre le bail à son nom. Après de nombreux dépôts de dossiers restés sans réponse, elle parvient à trouver un petit appartement dans la région de Vevey. Elle poursuit ses recherches d’emploi, mais avec de maigres espoirs, à quelques années de la retraite.
Je pourrais retourner au CMS, mais il faudrait que je rachète une voiture: avec quel argent? Je pourrais, peut-être, aller travailler dans un EMS. Vous savez, je n’aurais jamais pensé – je crois que je n’étais pas réaliste – que l’âge allait me pénaliser comme ça. Je me disais qu’avec le CV que j’ai et les différentes expériences que j’ai faites, je devrais trouver quelque chose facilement. Et je me rends compte que non. Je me suis dit que j’allais faire du bénévolat. J’ai essayé de trouver des associations qui s’occupent des migrants, des requérants d’asile, pour peut-être m’ouvrir une porte sur autre chose, sur un emploi. Même si c’est un 40 %, ce n’est pas grave! Je pourrais aussi repartir sur le terrain en posant mes conditions, en faisant de plus courtes missions dans des pays peut-être moins difficiles que le Tchad – en Europe aussi, il y a un tel besoin. C’est une option que j’envisage. Mais ça ne va pas régler mon problème ici. Parce que quand je reviendrai, je serai exactement dans la même situation. Et j’aurai encore un peu plus d’âge, donc ce sera encore plus difficile de trouver du travail.
Ce que j’ai découvert et que je ne connaissais pas, c’est la rente-pont. C’est l’assistant social qui m’en a parlé. Il y a une loi dans le canton de Vaud, depuis 2011, qui propose cette rente-pont à partir de 62 ans pour les femmes, 63 pour les hommes, soit deux ans avant la retraite officielle, pour les situations où l’on n’a plus ou pas droit au chômage et qu’on ne peut pas demander une retraite anticipée, et quelques autres cas comme ça. Cette rente-pont permet d’être libéré à la fois du chômage et du service social. Je crois que la somme correspond à peu près aux prestations complémentaires. Dans le pire des cas, je vais bénéficier de ça. Parce que les recherches de travail, ce n’est pas évident. Dès qu’un employeur voit mon âge, il met le dossier sous la pile.
Nelly a dû faire tout un chemin pour accepter ce qui lui arrive. Son estime d’elle-même en a été fortement affectée. Ses filles et son entourage proche sont très présents, mais cela n’enlève pas le sentiment d’humiliation qu’elle ressent au quotidien, l’injustice aussi après avoir travaillé toute sa vie, élevé ses enfants seule, en se battant pour avancer. Arriver à quelques années de la retraite en grappillant sur son troisième pilier n’est pas non plus une situation rassurante.
Quand je me suis inscrite au RI, j’étais dans un état physique et psychique fragile, j’avais vraiment vécu un choc post-traumatique après mon problème de santé. Moi qui avais été autonome toute ma vie, c’est comme si tout d’un coup je n’étais plus rien. Vous avez l’impression que finalement, les gens font ce qu’ils veulent avec vous. Obligée de vous plier à toutes les exigences. Ce n’est pas un reproche vis-à-vis de l’aide sociale, ils sont obligés de demander des justifications parce que sinon, il y aurait trop d’abus. Mais je n’ai jamais voulu en arriver là! Vous avez 60 ans et vous devez quémander… C’est blessant et humiliant. Avant de pouvoir toucher l’argent de l’aide sociale, il faut vraiment vous mettre à nu. Il faut tout prouver, cette paperasse est sans fin. Et à chaque fois, il manque encore quelque chose. Vous suivez la liste qu’on vous donne, vous faites les copies, ça vous coûte une fortune en papier et en encre, et puis vous arrivez avec votre liste complète, avec tout ce qu’on vous demande, et au rendez-vous on vous dit qu’il faut encore ceci et cela… Je sortais à chaque fois de là soit en ayant envie de pleurer, soit en ayant envie d’agresser quelqu’un, de détruire quelque chose… Je me demandais: « Je suis où ? Je fais quoi ici ? » Au fond, je n’avais qu’une envie, c’était de repartir. J’ai cotisé toute ma vie dès l’âge de 18 ans. J’y ai droit!
Je ne devrais pas avoir honte ou l’impression d’abuser du système social suisse. Je n’ai pas à me culpabiliser. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire! Certains jours, j’arrive à vivre avec cette idée, et d’autres jours, ça m’écrase. Certaines personnes tiennent le même langage que les services sociaux ou le chômage. Il faut. Il faut trouver des candidatures, il faut trouver du travail, tu dois en trouver. C’est ce que je pensais aussi au départ, avec mon expérience. Je devais pouvoir trouver quelque chose. Ces personnes me disent: « Ça doit être facile. Oui, il y a l’âge, d’accord. Mais… » En fait, ils tapent sur le clou que j’essaie moi-même de ne pas enfoncer davantage. Alors oui, c’est un peu blessant, parce que si l’on n’est pas assez fort, qu’on ne se protège pas, on culpabilise. Pour me protéger, je n’entre pas en discussion avec ces personnes-là. Si j’en parle, c’est avec des gens qui ne me jugeront pas et ne me donneront pas l’impression que si je ne trouve pas, c’est ma faute.
Personne ne m’a jamais dit clairement: « Le choix que tu as fait il y a trois ans n’était pas le bon: tout lâcher, partir avec une ONG. » Mais je le ressens parfois. On le sous-entend, on me le fait sentir. C’est comme si l’on me disait: « Ma foi tu l’as voulu. Assume maintenant. » C’est vraiment notre société, notre éducation. Il t’arrive quelque chose ? C’est ta faute. Et c’est ton problème de te sortir de cette situation.
Nelly se réjouit d’atteindre l’âge de la retraite: le passage à l’AVS pourra la soulager de sa culpabilité de dépendre de la société. À la fin de notre entretien, je lui demande si elle souhaite ajouter quelque chose.
Je ne peux que souhaiter à tous ceux qui se trouvent dans cette situation de garder la force, le moral et l’estime de soi. De ne pas se sentir coupable ni redevable. De garder confiance en soi. Parce que sinon, qu’est-ce qu’on devient ? Si on perd tout ça en plus! Et il ne faut pas hésiter à demander de l’aide. Dans l’entourage mais aussi du soutien professionnel si on sent que ça commence à nous écraser. Ça peut devenir dangereux, et on ne mérite pas ça. On ne doit pas subir ça dans un pays comme la Suisse.