Laurence

Laurence, 45 ans, de nationalité suisse

Laurence me reçoit chez elle dans l’après-midi, un peu avant le retour de ses deux enfants. Derrière son regard fatigué se cache une femme pleine d’énergie, de courage et d’endurance.

Je suis passée de l’enfance à l’âge adulte le jour où ma mère m’a annoncé qu’elle voulait refaire sa vie, partir vivre en France avec son nouveau mari. Il a fallu que je me trouve un métier rapidement. Je n’ai pas eu l’occasion de réfléchir à ce que j’allais faire. J’ai suivi une formation de coiffeuse que j’ai menée jusqu’au bout mais j’ai dû rapidement changer d’orientation parce que je faisais de l’eczéma aux produits.

Laurence se fait embaucher par un couple qui tenait l’auberge communale du village. Même si elle est un peu gauche à ses débuts, ils la prennent sous leur aile et lui confient de plus en plus de tâches. Elle prend confiance en elle, s’y épanouit pendant quatre ans. Puis elle décide de déménager à Lausanne par amour. Elle postule comme vendeuse dans un petit magasin.

On vendait principalement des livres et des disques, et de mon côté je connaissais passablement bien la musique classique. La clientèle venait chercher des conseils,un service, un suivi. Quelques mois se sont écoulés et la gérante, qui était de formation journalistique, avait envie de repartir dans son domaine, elle a décidé de quitter. A ma grande surprise, le product manager a dit qu’il voulait que je la remplace. J’avais 20, 21 ans. C’était un beau challenge. Je me suis retrouvée gérante et j’avais une totale autonomie. Mes patrons me faisaient entièrement confiance. J’ai pu reprendre à bras le corps ce magasin qui était un peu en somnolence, il y avait énormément de stock qui dormait, ça n’était pas très attractif… Je suis allée rediscuter les conditions avec les fournisseurs et les éditeurs, j’ai épuré, renvoyé des vieux livres qui traînaient là. J’ai rafraîchi tout ça. En peu de temps j’ai doublé, voire triplé le chiffre d’affaires de la succursale. Tout cela s’est terminé de manière un peu tragique. La Migros, propriétaire de l’immeuble, a décidé de le vendre.

Quelque temps plus tard, elle rencontre le futur père de ses enfants. Elle tombe enceinte très rapidement. Elle s’arrange avec son frère, dont l’épouse attend également un enfant, pour se partager un poste dans le magasin d’informatique qu’il gère.

Je faisais un peu de tout: les commandes auprès des fournisseurs, les retours, les factures, les offres pour les configurations de machines, la mise en place du matériel… C’était vraiment un poste ultra-polyvalent. Ça a duré un petit moment, puis je suis tombée enceinte à nouveau. Ce n’était pas une très bonne période pour MacIntosh. Mon frère n’a pas eu tellement le choix, il a dû licencier pour pouvoir survivre et mon poste était l’un des premiers remplaçables puisqu’il y avait déjà ma belle-sœur.

Laurence se retrouve au chômage. Son compagnon lui propose d’assumer les rentrées d’argent du ménage pour qu’elle puisse s’occuper des enfants.

Au début c’était joli. Mais au bout de deux ans de cette vie-là, le réveil a été brutal. Bien sûr, j’avais vu des signes au préalable mais j’avais surtout fait confiance. Il avait fait dévier le courrier, il avait des cases postales, il partait travailler alors qu’il n’avait déjà plus de boulot. Comme dans les films ! Même devant les faits, il était totalement dans le déni. Et puis un soir du mois de septembre, il a bu et il a commencé à me roiller dessus. Le lendemain je suis partie avec mes enfants, complètement paniquée, je me suis retrouvée à MalleyPrairie. Il a pris conscience que ça n’allait pas comme ça, il s’est enfin bougé pour trouver un appartement, prendre ses affaires et puis partir. Quand je suis rentrée de MalleyPrairie, il n’était plus là, mais je ne savais pas trop comment j’allais faire. Donc je me suis retrouvée au social. Il a fallu continuer à vivre. Continuer à assumer. Au début j’étais très naïve. Je me souviens qu’à mon premier entretien, j’ai dit: « De toute façon je ne serai là que deux mois. » Jamais je ne me serais projetée même sur six mois au social. Pour moi c’était clair, j’allais retrouver un boulot, j’allais reprendre ma vie en main, j’allais y arriver.

Les choses ne se passent pourtant pas ainsi. Son fils est sous médication depuis l’âge de 5 ans pour des troubles de l’attention et de l’hyperactivité. Là où ils emménagent, les enfants se font chahuter tant et si bien que Laurence doit les mener à l’école tous les jours pour éviter qu’ils ne se fassent tabasser dans le bus. Depuis deux ans, sa fille a elle aussi des problèmes médicaux suite à un grave choc anaphylactique*.
Le père des enfants a plongé la famille dans de lourdes dettes et n’a pas assumé ses responsabilités après la séparation. Une situation que Laurence a décidé d’expliquer aux enfants devenus assez grands pour comprendre.

Pendant longtemps j’ai espéré que le papa assume, mais au lieu de cela il les dessert complètement. Il n’a jamais payé les pensions alimentaires. Il est aussi au social. C’est quelqu’un de malhonnête. Mes enfants n’ont plus envie d’aller chez lui, ce qui est dur pour moi parce qu’à présent je les ai à plein temps. Il m’a laissé 35 000 francs de dettes quand on s’est séparés. Il a fait des poursuites au nom de notre fils. Il m’a fait des faux de signature: il a réussi à me sortir mon deuxième pilier.

Lorsque je demande à Laurence comment elle imagine la suite, ses sentiments sont partagés. Elle a une réelle fibre artistique, un regard singulier quand elle prend des photos. Elle aurait souhaité faire une formation de massothérapeute qui s’élevait à 7 000 francs, mais cela lui a été refusé, faute de moyens dans sa commune.

Je veux sortir de cette situation tous les jours. Il n’y a pas un matin où je n’y pense pas. J’ai un sentiment de culpabilité, mon ego en a pris un coup, il y a un sentiment d’injustice. Dans le milieu, ils appellent les cas comme moi des caméléons, ce qui signifie que je peux tout faire mais aujourd’hui ça ne se vend pas. Mon diplôme de coiffeuse ne me sert à rien, je n’ai pas l’anglais, je n’ai pas l’allemand. à l’heure actuelle, je n’intéresse personne, il faut être claire ! D’un côté, je me demande ce que je suis capable de faire d’un point de vue professionnel. Et d’autre part, je me demande ce que j’aimerais faire. C’est un combat difficile car je n’ai jamais eu de vocation, d’ambition. J’ai toujours adoré ce que j’ai fait, dans tous les domaines. Aujourd’hui je me demande si j’ai le culot de prendre le temps de penser à ce que j’aimerais vraiment faire alors que je suis au social. C’est une incompatibilité de situation. Éthiquement parlant, je devrais accepter n’importe quoi.

Le fils aîné de Laurence vient de devenir majeur, mais ses soucis médicaux l’ont enfermé sur lui-même. Idem pour sa fille qui termine sa scolarité obligatoire.

C’est un âge compliqué. Trouver la possibilité de leur créer un avenir. Difficile de penser à ça pour eux alors que j’ai déjà de la difficulté à le faire pour moi. Mon fils a le même statut que moi à présent : c’est un jeune au RI. Il n’a pas encore bien pris conscience de ça. C’est pas tout à fait ce que j’avais ambitionné pour mes enfants.

À la fin de l’entretien, les enfants sont rentrés à la maison. La fille de Laurence passe un moment avec nous, elle écoute avec beaucoup d’attention. Elle réagit aussi sur sa place dans la société. Du haut de ses 16 ans, elle réalise déjà que la vie ne lui fera pas de cadeau, mais elle sait que sa mère a fait de son mieux pour les accompagner vers la vie active.

* Un choc anaphylactique est une réaction allergique extrêmement violente provoquant une forte perturbation de la circulation sanguine qui entraîne un état de choc avec une chute brutale de la tension artérielle mettant en danger les organes vitaux, notamment le cœur et le cerveau.

Pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés.