Coraline, 40 ans, de nationalité suisse
Coraline me contacte par e-mail après la parution d’un article sur ce projet dans un journal. Elle me demande si le témoignage d’une personne qui bénéficie des PC Familles m’intéresse. Sa question m’interpelle. Les prestations complémentaires cantonales pour les familles (PC Familles) existent depuis le 1er octobre 2011 dans le canton de Vaud. Ces aides financières permettent aux familles à bas revenus d’éviter le recours à l’aide sociale et favorisent le maintien ou l’augmentation de l’activité lucrative. Pour l’obtenir, il faut néanmoins se rendre dans un service des assurances sociales afin d’y déposer une demande. Mais si celle-ci est acceptée, il n’y a pas de suivi avec un(e) assistant(e). Il s’agit donc d’une prestation complémentaire à l’aide sociale comme le sont les subsides pour l’assurance maladie.
Coraline m’explique sa situation. Elle travaille, en effet, mais ne gagne pas suffisamment d’argent pour assurer sa sécurité financière avec un enfant à charge. Son témoignage me semble important. Elle fait partie de ceux que l’on appelle les « working poor », ou « travailleurs pauvres », un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur dans la classe moyenne et qui révèle la fragilité d’une situation où, même avec un emploi, la précarité n’est jamais loin.
J’ai suivi un cursus scientifique, mais adolescente, j’étais persuadée que j’allais devenir couturière. J’aimais ça, je cousais beaucoup à la maison, raison pour laquelle j’ai bifurqué sur cette voie et fait une école privée. Ma première formation, donc, est modéliste couturière : à l’époque, on me montrait un dessin et je pouvais en faire un habit. J’ai travaillé dans le milieu du théâtre, mais il fallait toujours un peu brosser les metteurs en scène et les comédiens dans le sens du poil. Ce culte du « paraître » m’a beaucoup dérangée, et j’ai décidé de changer de direction. Je suis revenue vers les chiffres, que je connaissais bien, pensant peut-être pouvoir allier le commerce avec le textile. Je me suis inscrite en HEC. Pendant la première année, je n’ai pas réfléchi, je n’ai fait qu’étudier. Mais au bout de deux ans, je n’en pouvais plus. J’ai juste fini pour obtenir une demi-licence. Il était temps pour moi d’aller travailler. Et qui dit chiffres dans les entreprises, dit généralement comptabilité. Je suis partie dans cette direction.
En parallèle, j’ai commencé une formation en kinésiologie. J’ai fait plusieurs formations dans le domaine reconnues par l’ASCA. Après avoir travaillé comme responsable administrative pour une fondation où l’ambiance était plutôt difficile à vivre, j’ai décidé de me lancer pleinement dans cette voie et j’ai ouvert mon cabinet de kinésiologue. Au début, j’y ai vraiment cru, j’y ai mis toute mon énergie. Je ne voulais pas voir que ça n’allait pas, que je ne parvenais pas à trouver de la clientèle. Au bout de six mois, j’ai pris la décision d’arrêter. Il faut dire qu’au moment où j’ai ouvert mon cabinet, mon mari s’est fait licencier et s’est retrouvé au chômage. C’était un gros choc, totalement inattendu : il avait son entretien annuel et il en est ressorti sans boulot. Malgré tout, il me soutenait dans mon aventure et m’a encouragée à foncer. Et puis trois mois plus tard, on se séparait. Tout s’effondrait dans ma vie au même moment.
Afin d’être présents pour l’éducation de leur fils, les conjoints avaient décidé dès le départ de travailler tous deux à temps partiel. Lorsqu’ils se sont séparés, leurs revenus n’ont plus suffi à subvenir à leurs besoins. Coraline se rend au centre social de sa commune pour se renseigner au sujet des subsides de l’assurance maladie. La réceptionniste enregistre ses données dans le système informatique et lui annonce qu’elle peut prétendre aux PC Familles.
Je me disais que recevoir de l’aide pour l’assurance maladie, ça allait encore, que je pouvais assumer. Mon fils est à ma charge, cela représente de grosses dépenses. J’imaginais que ce serait ainsi pendant une courte période et je l’avais accepté. Mais là, la dame me disait que j’étais au-dessous du seuil de pauvreté – je savais que je n’avais pas beaucoup, mais je ne me pensais pas si pauvre ! Ça a été un coup d’assommoir. Je ressens une forme d’échec, un peu comme si je n’étais pas vraiment une adulte. Parfois j’ai l’impression d’être encore une étudiante, je vis avec les mêmes moyens qu’à cette époque de ma vie.
J’ai dû envoyer de nombreux documents pour qu’ils déterminent si je pouvais bénéficier des PC Familles ou non. Concrètement, je touche 850 francs par mois. Je reçois cet argent, mais il n’y a aucun accompagnement, je ne suis pas suivie par quelqu’un. L’argent est versé automatiquement. J’imagine que ces demandes arrivent souvent quand survient une séparation ou un deuil, quand les gens se trouvent en plein désarroi. Moi j’ai traversé le désert toute seule. On nous dit que quand on vit ces situations, il ne faudrait pas s’isoler. C’est facile de le dire. Mais les amis ne sont pas tout le temps disponibles, ils ne ressentent pas forcément notre détresse. Pas toujours évident de les appeler. J’aurais souhaité un accompagnement, oui. Pas une moralisation. Simplement savoir ce que je pouvais faire pour m’en sortir.
Le fait de témoigner pour ce projet est une démarche particulièrement difficile pour Coraline, car les épreuves traversées ces dernières années sont encore très présentes pour elle, et lui procurent un sentiment de honte.
J’ai besoin de m’affranchir de ce sentiment, c’est important. Parfois, je me sens fausse : je ne peux pas faire certaines activités parce que je n’en ai pas les moyens, mais je ne dis pas la vérité à mon entourage. Bien sûr, on n’a pas besoin de toujours tout dire. Mais c’est pénible parce qu’il faut sans cesse trouver des excuses, alors que c’est juste une question d’argent. D’un autre côté, le fait de ne pas avoir de moyens me permet de voir ce dont j’ai réellement envie. Si je veux vraiment quelque chose, il faut que je trouve une solution pour l’obtenir.
Après la fermeture de son cabinet, Coraline reprend un travail à temps partiel dans la comptabilité. Ce domaine d’activité ne la comble pas, mais lui permet de s’assurer une base financière. Elle garde l’espoir de pouvoir continuer sa pratique en kinésiologie à temps partiel.
En fait, ce que j’aimerais vraiment, c’est aller dans des entreprises ou des associations pour proposer des séances en groupe. Mon projet s’appelle « Cinq minutes pour soi ». Il n’est pas question d’une démarche thérapeutique, mais plutôt de proposer du mouvement. Moi qui connais bien le milieu administratif, je vois à quel point toutes ces heures passées devant un écran affectent la posture. Le fait de prendre cinq minutes pour soi chaque jour peut déjà changer beaucoup de choses dans la vie.
Depuis que nous nous sommes parlé la première fois, j’ai beaucoup réfléchi. Je réalise qu’après une année et demie, je n’ai pas réussi à améliorer la situation pour mon cabinet et puis finalement, j’ai du temps libre. Presque trop. Peut-être qu’en étant davantage dans une dynamique de travail, je vais pouvoir produire plus d’énergie pour autre chose. J’ai du coup augmenté mon pourcentage à la comptabilité. Je relègue mon activité de kinésiologie au second plan, ce qui me permet aussi de me mettre moins de pression. En tous les cas, j’ai des choses à transmettre, mais je ne sais pas encore comment. Pour le moment, j’accepte d’avancer pas à pas, sans me culpabiliser.