Hans, 59 ans, de nationalité suisse
Hans grandit à Moutier et y fait un apprentissage de typographe, un métier qu’il affectionne particulièrement, notamment pour l’équilibre qu’il y trouve entre le côté intellectuel et le côté manuel. Une époque heureuse de sa vie. Il se fait engager dans une entreprise au Locle et déménage à La Chaux-de-Fonds où il passera dix-huit ans. Il s’y marie et fonde sa famille. Le métier évolue avec l’informatique. D’abord réticent devant le changement, Hans finit par se prendre au jeu pour devenir un véritable spécialiste autodidacte : il crée le site internet de la société, donne des formations et fait un peu de programmation, tout cela en plus de son travail. Nous sommes au début des années 90. L’entreprise se fait racheter, et les nouveaux propriétaires veulent entrer en bourse. C’est le début de la fin pour Hans qui s’y sent de moins en moins à l’aise à cause de la pression qui pèse sur lui et du rendement qu’on lui demande.
L’entreprise produisait des composants électriques et électroniques, notamment les petits moteurs dans les voitures qui montent et descendent les vitres, qui ferment les portières, qui règlent la climatisation : il y a une cinquantaine de moteurs comme ça dans une voiture. J’avais vraiment l’impression de faire partie de cette entreprise, j’avais envie de faire quelque chose pour elle. Il y avait plein de gens très chouettes qui y bossaient. Même dix ans après le rachat et le fait qu’il y avait 600 personnes, il régnait un vrai esprit de famille dans cette boîte. Mais sur la fin, je traînais la patte. Je n’en pouvais plus. Je ne faisais plus que du bureau. Alors qu’avant c’était vraiment intéressant, je faisais du créatif, de la publicité, j’allais sur les lieux d’exposition, je participais à la conception et au montage des stands, j’avais du contact avec les représentants dans différents pays.
On était sept personnes quand je suis arrivé et dans les heures les plus glorieuses, nous avons été jusqu’à neuf personnes dans le bureau de la publicité. On avait un budget pub annuel de trois millions. à un moment il a fallu réduire ce budget, économiser partout où on pouvait. On a commencé à faire de l’outsourcing*, puis il y a eu des réductions de personnel. Je me suis retrouvé comme le dernier des Mohicans dans ce bureau. Et tout seul, je ne pouvais plus faire grand-chose d’autre que de la gestion à l’ordinateur, écrire aux représentants, gérer les commandes et les projets. C’était une année après mon divorce. Tout s’est enchaîné.
Hans se fait licencier en 2004, après dix-sept ans de service. Il touche le chômage pendant deux ans puis décide de retirer son deuxième pilier. Il a l’intention de partir en Bretagne pour lancer un projet de lieu de création pour les enfants, prévoyant de s’associer avec une connaissance sur place. Il rend son appartement. Un mois avant son départ, il est victime d’un accident de moto et se retrouve avec la jambe droite cassée. Le projet de la Bretagne est abandonné. Il passe six mois chez sa nouvelle compagne, le temps de se remettre sur pied, mais sent qu’il a besoin d’autre chose.
Je n’étais plus bien dans un appartement. Je me suis acheté un vieux car postal où j’ai commencé à vivre. J’avais besoin d’espace. Pas forcément quelque chose de grand mais une ouverture. Je me baladais, je faisais des petits boulots. Je m’occupais de remettre des jardins en place au Terrain d’Aventure à Lausanne et différents travaux. Et puis j’ai retrouvé un job d’une année comme colleur de verre. Ça demande extrêmement de précision et de finesse. Et ça, ça me plaisait beaucoup. J’ai fait par exemple un cercueil en verre pour un squelette exposé dans un musée. On faisait des trucs formidables, c’était hyper-créatif. Mais je ne m’entendais pas avec l’un des directeurs.
À cette époque, Hans vit toujours dans son bus, mais il y a de sérieuses réparations à effectuer. Il ne trouve pas de local pour l’entreposer et finit par le revendre. Il prend alors la décision de se séparer de tous ses biens et de tout quitter, une idée qui germe en lui depuis deux ou trois ans déjà. Il ne garde qu’une moto. Pendant une année, il vit sans domicile fixe en Suisse.
C’était un idéal au départ, qui est né après avoir rencontré des gens comme ça au bord du lac à Lausanne. J’avais parlé avec eux autour du feu qu’ils faisaient dans le sable. Je les trouvais vraiment à l’aise. Ils avaient une espèce de liberté en eux, c’était extraordinaire. Une liberté de beaucoup de choses. Pas d’attachement au matériel, ou peu, très peu. Et puis aussi cette capacité à se faire des amis. Ils m’ont accepté comme l’un des leurs alors que je ne l’étais pas du tout à l’époque. Donc oui, je pense que c’était quelque chose que j’avais vraiment envie de vivre. En tout cas, ça ne m’a pas fait peur du tout, ça ne m’a pas posé de problème d’aller faire la queue pour une place dans un abri. Bon, bien sûr, en tant que Suisse, on a plus de chances que les Roms. On est pris en premier. Il m’est arrivé de dormir une nuit dans une cave, mais c’était plus pour l’expérimenter une fois. Quand je dormais dehors, je partais dans la nature. Avec mon sac de couchage, je me mettais sous un arbre ou un endroit abrité.
J’ai vécu aussi longtemps que j’ai pu sur mes réserves, et quand j’ai vu que je ne pourrais plus, je me suis adressé au CSR, mais là il fallait avoir une adresse. J’ai dû reprendre un appartement ici, sur Vaud. Au départ, comme mon adresse était chez mon ex-femme pour que je reçoive mon courrier, on m’a dit qu’il fallait qu’elle m’entretienne. Mais c’était clair que ce n’était que pour les papiers, que rien de ce type ne pouvait entrer en ligne de compte !
Hans est inscrit au RI depuis 2011. Il effectue quelques petits mandats à temps partiel, notamment pour le Terrain d’Aventure à Lausanne, un lieu d’accueil pour les enfants ouvert de début mai à fin octobre. Hans y travaille entre deux et six semaines par année.
C’est toujours aussi enrichissant. Ça me plaît énormément. C’est le côté social avec les enfants qui me plaît. Ils ont entre 6 et 12 ans. Il y a des cas d’enfants qu’on appelle hyperactifs, alors oui, ça demande de l’énergie, mais c’est incroyable ce que c’est enrichissant, autant pour moi que pour eux. Ce n’est pas un lieu spécialisé pour les prendre en charge, mais on les accepte comme ils sont et on fait avec eux. Et le but, c’est de les responsabiliser au maximum, de leur montrer qu’on est ensemble, et comment on fait pour le bien de tous. Ce sont des journées très prenantes parce qu’on est là de 8 heures du matin jusqu’à 6 heures le soir, sans interruption.
Mais parallèlement, j’ai fait une grosse dépression et les maux de tête que j’ai depuis mon enfance ont pris de l’ampleur. J’ai eu plus de vingt accidents avec choc violent, dont au moins quinze à la tête. Je ne peux pas garantir de pouvoir me lever le matin, parce que les maux de tête me réveillent la nuit. Mes nuits sont perturbées, elles sont difficiles, et les maux de tête sont tellement violents que je ne peux rien faire à part m’asseoir et rester tranquille. C’est en permanence. À différents niveaux mais en permanence, avec des sifflements dans la tête. Je n’arrive pas à faire aboutir une recherche de travail. J’ai un classeur de plus de 300 recherches d’emploi depuis que je suis au RI. Je n’ai pas complètement laissé tomber, j’écris quelquefois mais sans grand espoir. Qu’est-ce que je raconte à l’employeur ? Que je ne peux pas garantir d’être là ? Ou je lui raconte des salades ? À un moment donné, ça va se savoir.
J’ai toujours cru que je devais faire quelque chose dans ma vie. Que je devais être quelqu’un. Qu’il fallait que je m’adapte à la société, que je fasse comme elle le voulait : avoir un job fixe, faire de telle ou telle façon. J’ai fini par réaliser comment je fonctionnais, et que cela n’intégrait pas qui je suis véritablement ni quelles sont vraiment mes aspirations. J’adore le Terrain d’Aventure, mais pour y travailler plus, il faudrait faire une formation. À 59 balais, recommencer une formation… Et puis avec mes problèmes là-haut dans la calebasse qui sont quand même vachement handicapants… Même quand je veux faire quelque chose qui me passionne, au bout d’une demi-heure, je n’en peux plus.
Au moment de notre rencontre, la filière de l’AI semblait être l’option que Hans et son conseiller souhaitaient prendre. Hans a déjà fait des scanners, mais aucune séquelle de ses accidents n’est visible. Il devait rencontrer un psychologue, qui serait le seul désormais à pouvoir le déclarer inapte au travail.
* L’outsourcing est une pratique qui consiste à externaliser vers un prestataire spécialisé certaines tâches que l’on accomplissait avant au sein de l’entreprise.