Élisabeth, 43 ans, de nationalité suisse
Élisabeth évolue dans le monde académique depuis des années. Après une licence en Lettres, elle entame un doctorat en histoire qu’elle termine en 2014. Aujourd’hui post-doctorante, n’ayant pas trouvé de poste fixe à l’université, elle poursuit ses études dans son domaine de recherches et enseigne en tant que chargée de cours à l’université, ce qui l’occupe au moins à 60 % et lui rapporte 2 800 francs brut par mois.
Entre le moment où j’ai terminé ma licence et le début du doctorat, j’ai passé une année au chômage, puis comme je n’avais plus d’indemnités, j’ai dû m’inscrire à l’aide sociale. C’était extrêmement stigmatisant. Je me souviens m’être dit : « J’espère que je ne rencontrerai personne que je connais dans le bâtiment », et manque de chance, j’ai vu quelqu’un qui avait aussi fait les Lettres. Nos regards se sont croisés mais on ne s’est même pas dit bonjour parce qu’on était tous les deux dans une sorte de forteresse de vulnérabilité et de honte.
J’ai été suivie par une assistante sociale très compréhensive et très compétente. Mais l’aide sociale est formatée selon une certaine logique qui correspond à l’idée que l’on se faisait du monde professionnel il y a vingt ans, notamment le fait de trouver un emploi pour y rester de nombreuses années. Le système ne s’est pas adapté aux autres réalités. La situation des artistes ou des intellectuels sort complètement de leurs catégories. J’ai eu cette impression de devoir à tout prix rentrer dans une case alors que la mienne n’existait pas. Dans mon parcours, à chaque fois que j’ai trouvé un mandat, ça a toujours été grâce à mon réseau. On nous demande de faire vingt postulations par mois, mais dans mon milieu, il est certain que ce n’est pas de cette manière que je trouverai du travail.
De plus, je me suis retrouvée dans un système extrêmement infantilisant. On amène ses factures à l’aide sociale qui les paie pour nous : le message ainsi envoyé est qu’ils ne nous croient pas capables de les régler nous-mêmes. On doit donner le détail de son compte en banque pour s’assurer qu’on n’a pas trop d’argent. Ça laisse des traces. Jamais plus je n’aimerais revivre ça. Toutes ces conditions sont tellement rigides : par exemple, ils octroyaient une certaine somme pour payer la TV. Or moi, je n’en ai pas. J’ai demandé si je pouvais utiliser cet argent pour acheter des livres. On me l’a refusé. On m’a accordé par contre une table pour ma cuisine parce que ça faisait partie de leur liste. J’ai dû également lutter pour pouvoir garder mes subsides d’assurance maladie, justifier mes recherches de travail à l’OVAM à plusieurs reprises. J’ai dû montrer que j’étais de bonne foi, que j’y mettais de la bonne volonté. Là, je me suis rendu compte du regard que les institutions portent sur la pauvreté : il faut leur prouver qu’on est un « bon » pauvre.
Il est à noter ici que l’Office vaudois de l’assurance maladie (OVAM) est un organisme séparé des assurances sociales et qu’il n’est pas obligatoire d’être bénéficiaire de l’aide sociale pour pouvoir y recourir. Il peut intervenir pour réduire une partie des frais de l’assurance maladie selon des barèmes de revenus. Il n’y a pas de suivi avec un conseiller, tout se fait par correspondance.
Au final, Elisabeth n’aura été inscrite que quelques semaines à l’aide sociale, car à la reprise de ses études, elle n’y a plus eu droit. Il lui faudra sept ans pour écrire sa thèse. En Lettres, une thèse représente un ouvrage de 400 à 500 pages. Ses recherches portent sur l’histoire de la Suisse, sa société, son identité et ses mythes. Depuis qu’elle a obtenu son doctorat, Élisabeth n’a pas vu sa situation s’améliorer.
Comme beaucoup de doctorants, je n’avais déjà plus de contrat avec l’université quand j’ai terminé ma thèse. Les contrats sont de cinq ans maximum. J’ai eu la chance, à la fin, d’obtenir deux bourses, ce qui m’a permis de pouvoir me plonger entièrement dans l’écriture de ma thèse. Le plus difficile pour moi, ce sont ces angoisses de ne pas savoir comment je vais vivre les prochains mois, les prochaines semaines, et ces angoisses qui prennent énormément d’espace psychique et m’empêchent de trouver la concentration nécessaire pour pouvoir écrire. Après ma thèse, j’ai continué à donner deux cours dans deux universités différentes, ce qui fait que je sautais d’un train à l’autre pour aller enseigner, avec un salaire de 2 400 à 2 700 francs par mois. Il faut être bien organisé !
Après un doctorat, pour pouvoir obtenir un poste fixe, c’est la croix et la bannière. Le milieu universitaire est très hiérarchisé. En Suisse, il faut être coopté pour obtenir un poste. Ça ne dépend donc pas uniquement de vos compétences. Parmi les personnes que je connais, plusieurs ont obtenu des postes confortables parce qu’elles étaient soutenues par des professeurs qui avaient une envergure académique. Moi je n’ai pas eu cette chance-là parce que j’ai voulu travailler sur des sujets qui remettent en question les mythes de la Suisse – remettre en question certaines choses en histoire, c’est toujours un peu compliqué. Mais on est plusieurs dans ce cas-là. Entre nous, on en parle, on sait que c’est difficile. Mais quand on l’évoque face aux personnes qui ont eu des postes, il y a une gêne manifeste et on nous fait comprendre, en gros, de nous taire. Si on en parle trop fort, on risque de ne pas obtenir de poste ou de bourse. En outre, il ne faut pas parler de la précarité ni des difficultés matérielles, « parce qu’on a la chance d’avoir un métier génial ». Il ne faut pas mettre cette question sur la table, ne jamais montrer le mauvais côté des choses. Il y a une réelle omerta.
En l’écoutant parler, je repense aux nombreuses fois où j’ai entendu dire qu’il fallait faire des études à tout prix, qu’avec un diplôme on pouvait aller partout. Je réalise alors à quel point la précarité n’est plus liée ni à une classe sociale, ni à un niveau d’éducation.
Le concept du milieu ouvrier s’est vidé de son contenu. C’était soi-disant les gens sans formation à l’époque. Il faut absolument briser des mythes comme celui de l’aisance matérielle en Suisse. Oui, cette aisance existe bel et bien, pour certaines personnes. Mais il faut aussi rendre visibles tous ces gens qui se trouvent à la marge, qui sont pauvres mais qui apportent une richesse symbolique et culturelle à la Suisse. Par ailleurs, il faut que les institutions mettent en place des moyens pour que le travail effectué notamment par les artistes et les intellectuels soit reconnu. Ça me met en colère de constater que ce que je fais n’est pas reconnu socialement, que mon travail et mes recherches n’ont aucune valeur aux yeux des autres. Je sens parfois dans mon entourage des jugements qui manquent de bienveillance : « Tu choisis de faire quelque chose qui te plaît, alors assumes-en les conséquences. » En gros, c’est comme si ce que je faisais, c’était du luxe.
Et puis du moment que l’on est considéré comme pauvre, tout se confond : il n’y a pas de distinction entre les différents pauvres. Moi-même, je ne les connais pas : les femmes célibataires avec des enfants, les personnes âgées, les personnes qui n’ont pas de formation… Il y a beaucoup de milieux sociaux différents affectés par la précarité.
Après tant d’années d’études, mais sans avoir obtenu de poste en tant que professeure à l’université, je demande à Élisabeth quelles sont les voies qui peuvent encore s’ouvrir à elle. Les contraintes financières qui l’accompagnent la poussent sans cesse à se remettre en question par rapport à son avenir.
J’aime vraiment ce que je fais, je m’y sens bien. J’aime écrire, faire de la recherche, et j’aime aussi enseigner. Mais il est vrai que j’en ai marre de la précarité à 43 ans. Je me pose aussi des questions sur mon avenir en tant que femme. Je suis passée par une phase de questionnement pour déterminer si j’avais envie d’enfants, et du fait de ma précarité, j’en suis arrivée à la conclusion que je n’en avais pas les moyens.
J’essaie en ce moment d’envisager mon avenir, mais rien n’est encore décidé. J’ai un bon CV, je pourrais peut-être trouver un poste, mais certainement à l’étranger. Je balance entre l’envie de mener une carrière, auquel cas je devrais vraisemblablement quitter la Suisse, ou alors rester ici, où j’ai toute ma vie sociale. Mais dans ce cas, je dois accepter de ne pas trouver un poste qui me permette de vivre.
Chez certains membres de ma famille, je sens quand même une forme d’admiration. Ils réalisent que je fais ce qui me plaît au détriment d’un certain confort. En tout cas mes parents et ma sœur. Je viens d’une famille modeste et mes parents me soutiennent matériellement dans la mesure de leurs possibilités. Et puis j’ai aussi un cercle d’amis constitué d’artistes, d’artisans et d’intellectuels qui vivent cette situation au quotidien, comme moi. Je sens chez tous ces gens-là cette volonté de créer, de se renouveler sans cesse tout en supportant les contraintes matérielles. Ça me donne de la force.